Après le héros, les antihéros ! À première vue, leur raisonnement apparaît absurde. Les Dupond sont eux aussi perdus. Dupond fait la remarque suivante : " Ça va mal, Dupond ! Il nous faut absolument arriver quelque part, sans quoi… " Sans quoi panne d'essence, quelques jours de survie avant l'issue fatale qui attend les égarés. Les Dupond aperçoivent bientôt des traces. Heureusement ? Sans doute ! Dupond s'écrie : " Sauvés mon vieux ! Regarde ! Les traces d'une voiture… " Et Dupond acquiesce : " Tu as raison ! Et cette fois, ce n'est pas un mirage… "
Les Dupond découvrent d'abord une piste, puisqu'ils suivent les traces d'une voiture isolée. Mais bientôt, une, deux, trois etc. traces rejoignent leur route, formant une piste de plus en plus fréquentée, une " route très fréquentée " dixit Dupond. C'est donc qu'ils se rapprochent d'une ville, qu'ils en sont très proches. Dupond renchérit : " Nous sommes certainement tout près d'un grand centre " … Il n'aura échappé à personne que les Dupond suivent leurs propres traces dans un mouvement circulaire. Le raisonnement repose sur l'idée suivante : plus une route est proche d'une ville et plus elle est fréquentée. L'idée est juste, sans aucun doute. L'erreur de raisonnement tient à la confusion de deux types de fréquentation. Une piste peut être très fréquentée par de nombreuses automobiles ou bien toujours par la même. Ce dernier cas, correspondant dans le désert à un périple en boucle, n'est pas envisagé une seule seconde par les Dupond, qui s'enferment d'eux-mêmes sur leurs propres traces. Des individus quelconques, mis dans la même situation, sans y être spécialement préparés, auraient-ils pu éviter l'erreur des Dupond ?

Une erreur de perception ?

Si les Dupond sont abusés, leur faute de raisonnement ne leur incombe pas entièrement ; on les trompe, une illusion s'est emparée d'eux. N'importe qui peut également être abusé. Mais, précisément, il ne semble pas que cela soit le cas. Il faut alors dire que les Dupond se sont trompés. Dans le cas présent, comme ils le reconnaissent, ils ne sont pas les victimes d'un mirage. Ils représentent donc le cas typique de personnes victimes de leur précipitation dans le jugement. En réalité, la route suivie par la jeep est légèrement curviligne et non pas rectiligne. Le conducteur croit diriger la Jeep toujours dans la même direction alors qu'il dévie d'une manière constante qui reste pour lui insensible. Sur un long trajet (qui se compte en dizaines de kilomètres) une déviation légère mais régulière a d'importants effets. Le parcours reste rectiligne en apparence et devient circulaire. Le fait que la Jeep ne laisse que deux traces parallèles et non quatre qui se chevauchent montre que le trajet est à peu près rectiligne. Mais il ne l'est pas à une autre échelle. Y a-t-il en l'occurrence une erreur de perception? Sans doute, si l'on définit classiquement la perception comme la sensation (simple recueil des impressions sensibles immédiates) qui reçoit une signification quelconque par l'opération d'un jugement (ne serait-ce que la simple prédication ou le jugement d'existence qui objectivent une chose, ici les marques des pneus dans le sable qui sont comprises comme des traces formant une piste droite puis une route fréquentée). Il s'agirait plutôt d'une illusion si le champ perceptif était déformé. Ce n'est pas le cas. Vues d'avion, les pistes apparaissent bien sensiblement courbées. Les Dupond auraient pu le remarquer sans quitter le sol, ils se sont seulement trompés dans leur jugement : ils ont donné leur assentiment à un jugement qui aurait pu être juste mais qui ne l'est pas. Ils pouvaient ne pas donner cet assentiment, à la condition de commencer par s'interroger sur la situation et les choix à prendre. Certes on peut tout de même dire que le raisonnement des Dupond est illusoire, au sens où ces derniers adhèrent trop rapidement à l'idée qu'ils trouvent souhaitable, croiser une piste et non pas leurs propres traces. Dans toute illusion un désir est agissant. Si on se demande pourquoi les Dupond donnent leur assentiment à une idée dont ils devraient se méfier, alors vient à l'idée qu'ils sont naïfs. Comme des enfants, ils s'en tiennent à leur première idée. Ils croient posséder la vérité. Mais ce n'est encore qu'un début de réponse. Les Dupond sont agis par le désir de quitter le désert. Ils conçoivent donc le monde comme ils voudraient qu'il soit, un monde où il n'y a plus qu'à suivre les traces. À la naïveté, il faut donc ajouter la puissance du désir.

Une perception qui aurait pu être rectifiée ?

Contrairement à Tintin, les deux policiers ne se sont pas penchés sur les traces laissées dans le sable. Ils ne se sont pas rendu compte qu'il s'agissait du même genre de traces. Ce détail est-il important ? Apparemment. Mais qu'aurait apporté un tel examen ? À lui seul, il aurait pu ne pas être suffisant pour faire germer le doute dans l'esprit d'une personne convaincue. Car, il n'est sans doute pas si étonnant que dans le désert circulent les mêmes types de voiture, ayant les mêmes types de pneus ! Il pourrait s'agir d'une banale coïncidence. Le fait de croiser des traces d'une jeep et non d'une autre sorte de véhicule dépend du nombre de jeeps dans la région. La connaissance du nombre total de véhicules et du nombre de jeeps permettrait de déterminer la probabilité objective de ce fait. Les observations sont importantes, d'autant plus qu'elles sont minutieuses, comme celles d'un détective. Mais elles demeurent ce qui part des indices et fournit des informations ; elles ne fournissent, semble-t-il, jamais de réponses dépourvues d'ambiguïté aux questions pratiques et théoriques que se posent les observateurs. Elles fournissent plutôt ; et l'occasion de s'enfermer dans l'erreur et l'occasion de rectifier son jugement. Les Dupond s'arrêtant pour observer des traces peuvent continuer d'adhérer à leur thèse initiale. Car celle-ci repose sur une théorie qui peut résister à la réfutation, comme toute théorie, même une théorie très naïve aux yeux de quelqu'un de désengagé, serein, qui ne connaît pas le stress de la situation vécue. Il apparaît à titre que notre planche de Tintin au pays de l'or noir recèle un enjeu épistémologique, enjeu indéniable quoique peu visible au premier regard. Nous sommes poussés par Hergé à opposer Tintin aux Dupond (à moins que nous ne réagissions ainsi par habitude). Les Dupond ne sont pas réputés pour leur clairvoyance. Mais, en poussant la réflexion, il apparaît que l'opposition est problématique. Nous pouvons défendre les Dupond qui n'ont pas tout à fait tort, d'un certain point de vue, alors que Tintin n'a pas tout à fait raison.

Raisonnement des Dupond

assentiment : [du latin assentire, donner son accord] consentement, approbation, accord (retour)

épistémologie : [du grec epistêmê, science et logos, étude] partie de la philosophie qui étudie l'histoire, les méthodes, les principes des sciences